Informer, manipuler
Une campagne électorale aux États-Unis tissée de trompe-l’œil et de faux-semblants. Une vague de complotisme, venue des mêmes rivages clapoter sur les grèves de nos lacs. Le monde serait exposé à de vastes et mystérieuses manigances. On ne pourrait plus se fier à rien. Tout serait truqué. À défaut, tout serait suspect de l’être. Le flux a beau déferler principalement sur l’internet, les médias ne manquent pas de s’en trouver éclaboussés. Aveugles aux agissements des malfaisants, si ce n’est carrément complices.
De vieilles histoires remontent à la surface. Celle de la propagande d’abord. «Gouverner, c’est faire croire» soutenait déjà Machiavel. La propagande est toujours gaillarde et effrontée, sous de nouveaux habits. C’est Colin Powell et sa petite fiole à la tribune des Nations Unies, légitimant une intervention américaine en Irak. Et tant d’autres.
L’efficacité de la propagande reste en toute circonstance attachée à des éléments vérifiables de la réalité, habilement agrégés à un discours mensonger. La presse, puis les médias de masse n’ont pas toujours su s’en prémunir. Il leur est même arrivé de consentir à la relayer. Au temps de la première Guerre mondiale, cela s’appelait le bourrage de crâne. À la chute des régimes de l’Est européen, cela prit la forme de reportages sur un prétendu massacre dans la ville roumaine de Timisoara, dont les images n’étaient qu’un grossier simulacre.
Il y a aussi l’histoire du mensonge. Le mensonge sert depuis longtemps de munition de défense contre les médias. La vogue actuelle des «fake news» alimente à satiété les soupçons de manipulation. Elle suppose une conspiration entre agents de l’information. Ou leur irrigation par une source frelatée commune, qui instillerait une pensée unique dans les rédactions.
La cabale est ardemment dénoncée par des slogans sur des pancartes, par des messages péremptoires sur des réseaux sociaux. La thèse n’est accompagnée à ce jour d’aucune démonstration. Cela rend toute réfutation illusoire.
Les médias n’ont qu’à encaisser. Ils ne sont certes pas sans défauts, ni les journalistes à l’abri de défaillances. Ces faiblesses se dénoncent, se discutent, se corrigent. Elles ne font pas pour autant des entreprises médiatiques des fabriques de fausses nouvelles. En face, les théories complotistes peuvent être aussi pernicieuses que risibles. La déraison n’est pourtant pas un délit. La fragilité argumentaire de leurs adeptes n’en fait pas des criminels, ni des gens promis au pilori. La liberté d’opinion et d’expression leur appartient aussi.
Parler de propagande, de mensonge, de manipulation, c’est s’en tenir aux intentions. Une évaluation critique des effets sur les individus et sur la société relèverait plutôt d’une discussion sur le pouvoir toujours controversé des médias.
Au titre des intentions, justement, les médias continuent de s’attacher à leur mission d’informer. Ils entretiennent une distinction souvent proclamée entre information et opinion. Ne pas confondre les registres! Les registres ne cessent pourtant de s’interpénétrer.
Informer est un verbe qui nourrit plusieurs sens. Il s’entend ordinairement comme l’action de «mettre au courant» de quelque chose, d’en «faire part» à quelqu’un. Mais un sens plus proche de l’étymologie propose de le comprendre comme l’action de «donner une forme, une structure, une signification» à quelque chose. De l’usage de ce sens, Bernanos offre un bel exemple dans son «Journal d’un curé de campagne»: «On ne perd pas la foi, elle cesse d’informer la vie, voilà tout».
Les journalistes et les médias informent, donnent donc une forme à la vision que leur public cherche à se faire de la réalité. Ils ne peuvent manquer d’exercer ainsi une influence sur les esprits. Mais les gens ne sont pas non plus passifs, ni comme individus ni comme groupes, malléables comme pâte à modeler. Ils réfléchissent, discutent, réagissent, contestent. Ainsi limitée, l’influence des médias laisse à des années-lumière les théories qui les présentent comme de simples tuyaux de propagande, éponges à mensonges ou creusets de manipulation.
Je profite de vos lignes pour rappeler humblement que ce n’est pas le rôle d’un journal, qui ambitionne d’avoir l’audience la plus large possible, de former l’opinion des lecteurs, mais que son rôle consiste à faire en sorte que ceux-ci puissent se forger une opinion à la lumière de toutes les déclarations et de tous les faits rapportés de façon objective. Par ailleurs, vous écrivez « Les journalistes et les médias informent, donnent donc une forme à la vision que leur public cherche à se faire de la réalité. Ils ne peuvent manquer d’exercer ainsi une influence sur les esprits. » Mais comment les journalistes pourraient-ils connaître la vision que leurs lecteurs cherchent à faire de la réalité ? Sur quelles bases connaîtraient-ils la forme de leur vision ?