L’affaire Hainard: démesure pour démesure
Le traitement par Le Matin de la démission du conseiller d’Etat neuchâtelois Frédéric Hainard n’a pas manqué de tomber sur le bureau du médiateur. Il a suscité par ailleurs des réactions sur la Toile. Comme tout excès génère son contraire, la démesure n’engendre pas la sérénité.
Ici, réquisitoires impitoyables contre le journal. Là, humeur à perdre la raison. François Mitterrand traita de «chiens» ceux qui avaient poussé Pierre Bérégovoy à se donner la mort. La formule était florentine: on ne savait pas alors, avec une pleine certitude, si les «chiens» étaient les journalistes, leurs sources ou leurs relais politiques. Dans le cas du Matin et de sa proie neuchâteloise, la tournure est moins ambiguë. Les «chiens», les «chiennes» sont clairement désignés: ce sont les journalistes du quotidien orange. La réduction d’une personne humaine à un animal est toujours un indice inquiétant. L’écrivain Jacques Chessex ne s’est pas grandi en réduisant un jour un contradicteur à l’état de «rat».
Dès l’origine de l’affaire Hainard, fin avril, Le Matin s’est placé en première ligne. C’est l’un de ses journalistes qui a mis au jour des agissements et comportements du jeune conseiller d’Etat, apparemment peu compatibles avec les devoirs de sa charge.
Les faits portés à la connaissance du public ne semblent pas bénins. Il serait prématuré d’en dire davantage. Une commission d’enquête parlementaire est encore au travail. Ses premiers procès-verbaux, remis le 20 août dernier au gouvernement cantonal, ont suffi néanmoins à provoquer la démission du conseiller sous examen, surnommé «le shérif».
Cette issue retardée et attendue est d’emblée saluée par l’ensemble de la presse, neuchâteloise et romande, comme la seule possible. Le Matin la célèbre. C’est toute la différence. Selon des réactions qui me parviennent, le quotidien en a trop fait. Par le nombre de pages, par le ton surtout. Vae victis, malheur aux vaincus. En des termes divers, ces voix critiques relèvent un acharnement indécent, un lynchage, une exécution au terme d’un procès à charge.
Les Grecs de l’Antiquité appelaient húbris un sentiment violent inspiré par une passion. La notion se traduit ordinairement par «démesure». Ce sentiment naît plus particulièrement de l’orgueil. Le Matin en est visiblement pénétré à l’annonce d’une démission qui couronne ses enquêtes et révélations. Il triomphe. A la démesure du quotidien, une autre forme de démesure ne transpire-t-elle pas cependant de quelques-uns des propos condamnant sans appel le quotidien populaire?
Sur le fond, on ne peut que répéter ici ce que l’on a pu écrire à propos de l’affaire Woerth-Bettencourt. La «chose publique» appartient à tous. Ceux qui sont en charge de la servir, élus pour cela, doivent s’abstenir de mêler intérêts privés et intérêts communs, se garder de toute corruption, de tout trafic d’influence, de tout favoritisme. En un mot, aujourd’hui désuet, ils doivent faire preuve de vertu, de vertu civique s’entend.
L’exigence est vertigineuse et l’on ne compte pas les dévissages. C’est le rôle de la presse de révéler les plus graves et les plus dommageables dans la conduite des affaires publiques. La tâche n’est pas toujours aisée, elle se heurte à des obstacles, s’expose à des pressions, à des menaces parfois. Le Matin s’en est acquitté. Cette mission n’empêche pas qu’une attention critique soit requise des journalistes lors de chaque phase de l’opération, et non seulement dans le recoupement et la vérification des informations.
Une correspondante, journaliste chevronnée, pose la question sans détour: «Quels intérêts servait la mise à mort de Frédéric Hainard?» Elle rappelle à juste titre que tout journaliste doit commencer par «s’interroger sur ses sources, leur crédibilité, leurs mobiles». Elle considère n’avoir pas trouvé de réponses dans Le Matin, qu’elle accuse de s’être fait «le porte-voix d’une coterie».
La mise à l’épreuve des sources et de leurs motivations, la mise en discussion publique de leurs intentions, ne restent-elles pas, au demeurant, des moyens éprouvés d’endiguer la démesure?
Démesure, orgueil… vous admettez ces adjectifs pour qualifier l’annonce de la démission de Frédéric Hainard dans Le Matin. J’ajouterai à vos propos mesurés et équilibrés que les pages du Matin ont donné au lecteur l’impression d’une autosatisfaction commerciale à bomber le torse plus que nécessaire. Ce dopage forcené de l’épilogue de l’affaire a eu un côté malsain qui est éloigné de nos usages.
Mais, sur le fond, il est évident que le travail d’investigation du journaliste du Matin sur les dérapages du Conseiller d’Etat a participé au bon fonctionnement de notre démocratie.
Quant au problème de savoir quelles sont les motivations du ou des auteurs qui ont donné des renseignements au journaliste, c’est un problème bien réel. Cependant il ne doit pas être un frein à l’enquête journalistique. Car, au fil du temps, les manipulations éventuelles seront le plus souvent dévoilées.
Jacques Vallotton